Un avenir incertain pour les langues africaines
Nous avons laissé le prisme purement utilitaire et « capitaliste » déformer notre perception de la valeur des langues africaines. La triste réalité est que, faute de débouchés économiques immédiats, nos langues sont reléguées au second plan.
Le déclin inquiétant se manifeste jusqu’à la base où la transmission intergénérationnelle est compromise. Nos propres grands-parents en viennent à adopter le français, l’anglais pour communiquer avec nous, inversant ainsi le cours naturel de la transmission intergénérationnelle. Aujourd’hui on peut bien parler d’une asymétrie linguistique qui nous désavantage. En effet, un Européen qui vient dans nos villages n’a pas besoin de faire l’effort d’apprendre notre langue, car il sait que nous avons appris la sienne. Et pourtant, lorsque nous voyageons, il nous est exigé des tests de langue.
Données et Disparités : L’Inégalité en Chiffres
L’ère numérique, censée être celle de la connexion globale, a creusé un fossé linguistique abyssal où on remarque la suprématie de l’anglais sur le web. Une simple comparaison entre le nombre de locuteurs natifs et la présence en ligne des langues révèle une vérité choquante : nos langues africaines sont les grandes oubliées du web.
L’anglais représente près de 50% du contenu en ligne, alors qu’il n’est la langue maternelle que de 4.9% de la population mondiale. Ceci s’explique entre autres par les facteurs suivants :
- L’hégémonie technologique des pays anglophones (États-Unis, Royaume-Uni, Canada, Australie).
- L’anglais est la langue du commerce, de l’innovation et de la recherche scientifique, ce qui renforce sa domination numérique.
- L’effet réseau : les premières infrastructures web ont été construites en anglais, et la dynamique s’est perpétuée.
A l’opposé, avec près de 10% de la population mondiale ayant une langue africaine comme langue maternelle, elles ne représentent même pas 0.1% du contenu en ligne. Il faut qu’on se le dise : aujourd’hui, une langue qui n’est pas utilisée dans le numérique est une langue qui risque de disparaître à long terme. Cette disparité s’explique par des facteurs historiques (l’héritage colonial), le manque d’infrastructures et d’accès à Internet, la Faible production de contenu local, le peu de reconnaissance institutionnelle (Les gouvernements africains investissent peu dans la promotion des langues locales dans l’éducation et la technologie). Cette marginalisation n’est donc pas un hasard, mais le reflet entre autres d’une réalité culturelle et économique implacable qui est mon angle d’attaque dans ce document.
Argument Économique: Le Nerf de la Guerre
Dans un monde où tout se monnaye, les langues sont devenues des outils économiques. Les langues à forte présence en ligne ouvrent des portes, créent des opportunités. Nos langues africaines, elles, sont reléguées au rang de curiosités folkloriques.
La mondialisation, telle qu’elle est, est un rouleau compresseur qui uniformise et écrase les particularismes. En effet même du point de vue linguistique, la mondialisation favorise la diffusion des langues dominantes, renforçant leur hégémonie.
Bien que les motivations puissent varier en fonction de l’âge, du contexte social et des objectifs de chaque individu, les statistiques de plateformes comme Babbel, Duolingo et les rapports de l’UNESCO le confirment : le top 3 des motivations principales pour l’apprentissage des langues sont économiques et migratoires. Pourtant, l’apprentissage des langues africaines est généralement lié au raison identitaires, 07ème et dernière de la liste des raisons. Le fait que les raisons identitaires soient prédominantes explique en partie la portée limitée de l’apprentissage des langues africaines et leur perception comme des outils de communication « privés », réservés à un usage familial ou communautaire.
Les langues africaines et les raisons identitaires
Pour de nombreuses personnes, apprendre une langue africaine est un acte de reconnexion avec leurs racines, leur histoire et leur culture. C’est une manière de réaffirmer leur identité et de préserver un patrimoine précieux. Cette motivation est particulièrement forte au sein des diasporas africaines, où le désir de renouer avec les langues ancestrales est très présent.
Et oui, au-delà des raisons capitalistes, leur dimension patrimoniales est capitale est c’est une raison largement suffisance
Enjeux: Au-delà de l’utilitaire
- Identité et patrimoine : Les langues sont les dépositaires de notre histoire, de nos traditions, de nos savoirs. Leur disparition entraînerait une perte irréparable de notre identité culturelle.
- Diversité et richesse : La pluralité linguistique est une richesse pour l’humanité. Chaque langue porte une vision du monde unique. Sa disparition appauvrit notre compréhension de l’expérience humaine.
- Développement endogène : L’utilisation des langues locales dans l’éducation, les médias et les institutions favorise une meilleure appropriation des connaissances et un développement plus inclusif.
Mandarin : une montée en puissance malgré des défis internes
L’anglais, le français et le mandarin pour ne citer que ceux-ci ont chacun façonné leurs pays d’origine d’une manière différente. L’anglais a consolidé l’hégémonie économique et culturelle des pays anglophones avec en plus un certain impérialisme linguistique. Le français, malgré son recul global a toujours un rayonnement diplomatique. Le mandarin est en pleine expansion malgré les défis structurels internes similaires de ceux des contextes des pays africains notamment les conflits internes liés à l’uniformisation linguistique , la difficulté d’internationalisation parce que serait une langue, ect.
Les impacts positifs de la portée du mandarin sont notoires et je peux citer entre autres :
- Économie & commerce : La Chine a imposé le mandarin comme la langue des affaires en Asie et en Afrique grâce à son expansion économique et à son programme des Nouvelles Routes de la Soie. De plus, la Chine utilise activement l’apprentissage du mandarin comme un levier d’influence à travers ses Instituts Confucius.
- Soft power technologique : Contrairement à l’anglais et au français, la Chine a construit un écosystème numérique entièrement en mandarin (Baidu, Alibaba, WeChat…), ce qui lui permet d’être moins dépendante des plateformes occidentales et de maîtriser ses flux d’informations.
- Cohésion sociale interne : En imposant le mandarin comme langue officielle et en l’enseignant dans tout le pays, la Chine a renforcé son unité nationale et son identité culturelle.
Les langues Africaines peuvent-elle suivre l’exemple de la Chine et du Mandarin et prenant naturellement en compte les enjeux de notre monde multipolaire où les nouvelles technologies, l’intelligence artificielle et la géopolitique redéfinissent continuellement les rapports de force linguistiques ?
Voici une proposition pour renforcer l’argument économique en intégrant un parallèle avec l’industrie culturelle africaine :
Le paradoxe économique des langues africaines et de l’industrie culturelle
Si l’argument économique justifie la domination des langues étrangères, comment expliquer alors le succès fulgurant de l’Afrobeats, du Nollywood ou encore du coupé-décalé sur les plateformes numériques ? Ces industries, portées par des langues locales et des expressions culturelles africaines, ont réussi à s’imposer dans un univers compétitif dominé par les mastodontes occidentaux.
Prenons l’exemple de la musique africaine : en dépit du fait que les titres soient souvent chantés en Yoruba, Lingala, Wolof ou en pidgin, des artistes comme Burna Boy, Fally Ipupa ou Rema remplissent des stades et dominent les charts mondiaux. Nollywood, avec des films largement produits en pidgin et en langues locales, est aujourd’hui la deuxième plus grande industrie cinématographique au monde en volume. Ces réussites prouvent qu’une production culturelle enracinée dans des langues africaines peut non seulement survivre, mais prospérer à l’échelle internationale.
Ce succès doit nous interroger : pourquoi nos langues restent-elles absentes du numérique et de l’IA alors que notre musique et notre cinéma conquièrent le monde ? La réponse réside dans la valorisation et la monétisation. Si l’industrie du divertissement a su capitaliser sur la demande mondiale pour des contenus africains authentiques, il est impératif d’adopter la même approche pour nos langues. Tant qu’elles ne seront pas intégrées aux modèles économiques du numérique, elles resteront marginalisées, même dans nos propres territoires.
La leçon à tirer ? L’influence et l’accessibilité sont des leviers puissants. N’est-il pas vrai que si nous voulons que nos langues survivent et prospèrent, elles doivent générer de la valeur, être enseignées, utilisées dans les services numériques et s’adapter aux nouvelles formes de communication, tout comme la musique et le cinéma africains l’ont fait.
L’intelligence artificielle : un espoir pour nos langues
Je fais personnellement l’expérience de lire des ouvrages en langues étrangères (allemands, turcs) en un clic, grâce à des outils tels que Google Lens. Il s’agit d’un outil gratuit de Google disponible dans tout navigateur Chrome. Des outils comme Google Lens et Google Translate permettent déjà de traduire instantanément des textes en utilisant la caméra d’un smartphone, rendant les langues plus accessibles aux utilisateurs. Nous assistons donc à un changement de paradigme : on n’a pas forcément besoin d’apprendre une langue pour pouvoir la comprendre. L’accent se déplace de la mémorisation de règles grammaticales vers la communication pratique.
Par ailleurs, l’évolution des technologies montre que l’avenir du numérique est de plus en plus basé sur la voix et l’oralité. Aujourd’hui, plus de 50% des recherches sur Google sont effectuées à l’oral, et le marché mondial des assistants vocaux, évalué à près de 30 milliards de dollars en 2024, continue de croître. Avec l’essor des assistants vocaux (Alexa, Siri, Google Assistant) et des interfaces vocales, il devient crucial d’avoir des bases de données massives dans les langues africaines pour permettre à ces outils de comprendre et d’interagir avec les locuteurs natifs.
Imaginez un assistant vocal en Yemba, capable de répondre aux questions d’un agriculteur sur les prévisions météo, de donner des conseils en santé en Wolof, ou d’aider un commerçant à gérer ses stocks en Lingala. Pour que ces technologies voient le jour, il faut alimenter les intelligences artificielles avec un maximum de données en langues africaines : textes, conversations enregistrées, traductions… Or, aujourd’hui, moins de 0,1% des contenus en ligne sont en langues africaines, rendant nos langues invisibles aux intelligences artificielles.
Quels sont les domaines de formation et de recherche concernés
Pour éviter cette fracture numérique linguistique, il est essentiel d’investir dans la recherche & développement, de la production et la numérisation massive des langues africaines (voire Figure 4), afin de garantir une présence active de nos langues dans l’écosystème numérique mondial.
Dans le domaine spécifique de l’IA, les trois domaines suivants sont à considérer.
- OCR (Reconnaissance optique de caractères) : Cette technologie permet de convertir des images de texte en texte numérique. Elle ouvre la voie à la traduction instantanée de panneaux, de menus, de documents, etc.
- NLP (Traitement du langage naturel) : L’IA nous permet de comprendre et de générer du langage humain. Les outils de traduction automatique s’améliorent à une vitesse vertigineuse.
- Text-to-speech (Synthèse vocale): Nous pouvons désormais écouter des textes dans n’importe quelle langue, avec des voix de plus en plus naturelles.
Des Initiatives Prometteuses, Mais Encore Insuffisantes
- AI4AfricanLanguages (Leveraging AI for African Low-Resource Languages to Enhance Crises Monitoring) qui organise un colloque workshop abordera les différentes étapes du traitement des données textuelles et vocales (y compris la collecte, le prétraitement et l’apprentissage) pour les langues africaines sub-sahariennes à faibles ressources.
- Masakhane : Le projet Masakhane, une communauté panafricaine de chercheurs en IA, s’attèle au développement de modèles de traduction automatique pour les langues africaines notamment le swahili, l’haoussa et le yoruba.
- Lelapa AI : La startup Lelapa AI, fondée par des chercheurs africains, dont l’objectif est de créer des modèles linguistiques inclusifs qui prennent en compte les spécificités des langues africaines, en mettant l’accent sur la diversité et l’impact social.
- Vula Mobile : L’application Vula Mobile, conçue en Afrique du Sud, utilise des technologies basées sur l’IA pour faciliter l’accès aux soins médicaux dans les zones rurales via plusieurs langues africaines. Elle permet aux patients et aux professionnels de santé de communiquer plus efficacement, réduisant ainsi les barrières linguistiques dans le domaine médical.
- NTeALan (New Technologies for African Languages). Il s’agit d’une communauté de jeunes Africains qualifiés en langues et en IA s’efforce de renforcer la présence des langues africaines dans le monde numérique.
- Google et Mozilla ont également compris l’importance des langues africaines. Google a intégré des traductions en langues locales dans Google Translate, et Mozilla a lancé des initiatives de collecte de voix pour améliorer la reconnaissance vocale en swahili et en luganda.
De même, des entreprises comme Orange collabore avec OpenAI et Meta pour intégrer des langues régionales africaines dans les modèles d’IA, ciblant initialement le Wolof et le Pulaar.
Mais il faut aller plus loin, plus vite.
Un Appel à l’Action : L’Urgence de la Préservation
L’intégration de nos langues dans l’IA et le NLP n’est pas une option, c’est une question de survie. Les langues ne sont pas qu’un outil utilitaire, mais pour qu’elles soient utiles, elles doivent d’abord être pratiquées et préservées. Sans débouchées numériques et économiques, les langues africaines sont clairement menacées.
- Nous devons promouvoir des politiques linguistiques ambitieuses.
- Nous devons numériser nos ressources, développer des outils technologiques, créer du contenu. En exploitant ces technologies, il est clairement possible de développer des outils de traduction, de communication instantanée, des applications éducatives et des ressources numériques dans les langues africaines, augmentant ainsi leur utilité dans les contextes modernes. Sachant que des outils technologiques facilitent leur acquisition et leur utilisation, cela va également encourager les non-locuteurs à apprendre nos langues.
L’intégration des langues africaines dans les technologies d’IA et de NLP est non seulement réalisable, mais essentielle pour leur préservation et leur valorisation. Cela va permettre de redéfinir leur place dans nos sociétés contemporaines, en leur conférant une pertinence économique et culturelle accrue.
Allons-nous laisser nos langues s’éteindre dans l’indifférence, ou allons-nous les faire renaître grâce à la puissance du numérique ? Le choix nous appartient.



